jeudi 23 août 2007

Traversée des pointes Lachenal


Dans la traversée des pointes Lachenal. Maxime Belleville assure sa cordée, sur fond d'aiguille du Midi. Le refuge des Cosmiques est visible sur la crête horizontale au milieu de la photo.

Tour de rôle
L’idée consistait à parier sur la météo, partir de Lyon dimanche 5 août, kidnapper Benoît à Méribel et rallier Argentière pour 18h15.
Pourquoi 18h15 ? Parce que j’avais téléphoné samedi au Bureau des Guides d’Argentière demandant un guide pour nous accompagner au refuge éponyme, par l’itinéraire glaciaire du col des Grands Montets. La règle traditionnelle, appelée « tour de rôle », consiste à inscrire toutes ces demandes sur des « billettes ». À 18 heures pile, le « guide-chef » rassemble les billettes et, selon une procédure complexe, les guides choisissent, à tour de rôle, la course qui leur convient.

Et si plutôt…
Nous étions à l’heure : à 18h15, nous voici au bar « le Dahu », faisant connaissance avec le guide que le tour de rôle nous a attribué. Maxime, alias Max, ne ressemble guère à l’image d’Épinal du vieux guide : 26 ans, collier de barbe et regard pétillant, il nous écoute exposer nos pedigree respectifs. Sachant que Benoît préférerait gravir un sommet plutôt que se rendre à un refuge, je suggère la Petite Verte comme alternative.
« Et si, plutôt… » commence Max, dans la plus pure tradition des guides, « et si, plutôt, on allait à la traversée des pointes Lachenal ? » Joker imprévu et néanmoins séduisant, qui recueille l’assentiment général.

Dix heures dix
Aiguille du Midi, le 6 août 2007 vers 7h15 du matin.
Nous débouchons du tunnel creusé dans le granite de l’aiguille et nous préparons à descendre l’arête. « Vous avez bien compris ? Placez vos pieds à 10h10 et faites bien mordre les dix pointes. » L’arête est escarpée ; c’est un euphémisme : cent mètres d’un côté, plus de mille deux cent de l’autre. Utilisant encore des montres analogiques, nous comprenons le sens des 10h10 (inutile de vous faire un dessin, voyez plutôt cet article du blog). Jolie entrée en matière que cette arête, portail de la haute montagne, face à un panorama à couper le souffle (au propre comme au figuré d’ailleurs). Max surveille chacun de nos pas tandis que nous descendons vers le col du Midi.


La cordée en approche. À gauche, l'attaque de la traversée. À droite, la troisième pointe. Remarquez l'aimable sérac qui observe la scène…


Sur notre droite, le Triangle du Tacul. Encore à droite, entre ombre et lumière, la grande pente du mont Blanc du Tacul, sur laquelle progressent de nombreuses cordées.

Louis Lachenal
Louis Lachenal, guide et grand alpiniste, vainqueur avec Maurice Herzog de l’Annapurna (1950), devait disparaître en 1955 en tombant dans une crevasse tandis qu’il descendait à ski la Vallée Blanche. Le sommet qui domine l’emplacement de la crevasse fatale était à l’époque anonyme : il sera baptisé en son honneur « pointe Lachenal ». Sur le versant du col du Midi, la pointe Lachenal se complète de deux petits sommets dont le parcours constitue une jolie course d’initiation, « glace, neige et roc », découverte et popularisée par Perroux et Damilano. Elle culmine à 3 664 m d’altitude. Voir la notice toponymique qui le démontre (PDF de 14 Mo).


L'itinéraire de la traversée. (1) La pente d'accès à la première pointe (2) Descente de la deuxième pointe en rappel (3) Cheminée de 45 m en 3b/4a (4) Descente et passage de la rimaye.

L’idée consiste…
À chaque étape de l’ascension, Max nous prodigue des conseils brefs et précis, les introduisant par sa formule préférée : « l’idée consiste à… » Malicieuse ironie ! Traduisez : « Essayez de procéder ainsi… à défaut, on s’arrangera. »

La première étape consiste à remonter une pente de neige dure inclinée à 40° sur une cinquantaine de mètres, en progressant à corde tendue, pour atteindre la pointe Lachenal « officielle » (3 613 m). De là, nous zigzaguons dans des blocs de granite pour gagner une deuxième pointe. « L’idée consiste à faire une moulinette. Je vous descends là-dessous, puis vous traversez jusqu’à ce becquet où vous vous assurez. » Programme suivi sans anicroches, avec un final entre rocher et glace où le piolet-ancre est bien commode.


Vue de la première pointe depuis l'arête horizontale. Au fond, la Dent du Géant.

Nous prenons pied sur une arête horizontale, très photogénique, qui nous conduit au passage final : la pointe 3 664 s’atteint en effet par une escalade assez raide dans une cheminée encombrée d’écailles et de blocs. « L’idée consiste à bien chercher les prises de pieds, et à faire confiance aux pointes avant », les onzième et douzième pointes (des crampons s’entend). Le passage est gravi en deux courtes longueurs d’une vingtaine de mètres. Comme dans le vocabulaire désuet de l’automobile (les « conduites extérieures »), il nous faut pratiquer l’escalade extérieure, pour découvrir de confortables prises, sans se laisser entraîner à se blottir au creux des fissures…


Au départ de la cheminée de 45 mètres. Maxime nous signale une écaille qu'il vaut mieux laisser tranquille…

Dix heures dix (bis)
À dix heures et dix minutes, nous sommes au sommet de la pointe 3 664, désormais troisième pointe Lachenal. Max respecte avec gentillesse la tradition de la poignée de main sommitale, recueille nos impressions et partage notre joie. Cinéphile dans l’âme, Benoît fait une citation de la cité de la peur au passage. L’ambiance est très « haute montagne », ne serait-ce qu’en raison du sérac menaçant qui nous domine depuis le Triangle du Tacul.

Vache, séracs et pique-nique
Changement de sens, désormais c’est la descente : j’ouvre la marche, suivi de Benoît, tandis que Max nous assure solidement. Il pourrait reprendre les paroles d’Alexandre Burgener à sa cliente, Mrs Mummery : « allez-y, de là où je suis, je pourrais retenir une vache ! » ou comment être rassurant sans être à proprement parler galant… Ici, la pente est raide, 40 degrés bien sonnés – si tant est que les degrés sonnent – tandis que la glace montre les dents, nous incitant à tenter de la briser en frappant des crampons. Bientôt, nous dominons la rimaye. Max nous rejoint en quelques secondes pour indiquer le passage.


Il y a quelque chose d'émouvant dans la façon dont la pointe 3664 semble tenir tête au sérac, telle un brise-lâme… Voyez à ce lien une photo explicite (comme disent les anglo-saxons).

Une fois la rimaye franchie, l’allure s’accélère : inutile de rester dans la ligne de mire du sérac précité, dont les caprices n’ont rien de co(s)mique. Une cordée ne semble pas partager cette opinion, utilisant sans complexe les résidus d’une ancienne avalanche, de gros blocs de glace, comme table et chaises pour un pique-nique. « C’est dangereux, ne restez pas là ! » leur crie Max. Aucune réaction. « It ‘s dangerous, dont stay here. Go away ! » répète-t-il en version originale. À regrets, la cordée remballe ses affaires et s'éloigne. Plus loin, désormais à l’abri de tout danger, nous pouvons grignoter quelques friandises avant de reprendre la marche.

Le plus dur est fait…
Car si le plus dur est fait… il reste le plus pénible, s’est bien gardé d’ajouter notre guide. En effet, selon la formule de Gaston Rébuffat, le sommet « n'est que l’étape entre la dure montée et la dure descente », sauf qu’aujourd’hui, nous devons re-monter à l’aiguille du Midi, téléphérique oblige, et donc refaire en sens inverse le parcours de l’approche. Tandis que nous traversons le plateau du col du Midi, Max met un point d’honneur à saluer ses collègues, échangeant au passage de précieux renseignements sur l’état des courses. L’un d’entre eux n’est autre que Christophe Profit, que l’on ne présente plus.

Needle of Midday
Très professionnel, Maxime dédaigne la trace, rectiligne et monotone, et nous mitonne un itinéraire aux petits oignons : nous transitons par de petites pentes, des arêtes miniatures et autres épaulements secondaires pour n’aborder l’arête proprement dite que dans sa partie finale.


De retour au point de départ, au début de l'arête de l'aiguille du Midi. Au fond, le sommet des Grandes Jorasses.

Là, au milieu du passage le plus délicat, un homme seul est assis, visiblement peu à l’aise. « Debout ! Stand up ! » lance Max en VO et VF simultanément. De fait, si l’homme part en luge sur les fesses, il n’est pas exclu qu’il ne nous bouscule, ce qui n’est guère recommandé dans un passage aussi étroit et exposé. Max tente de lui expliquer les raisons de sa contrariété. Mélangeant anglais et français, il lui dit en substance ceci : « si tu veux tomber, c’est ton histoire, ce n’est pas la nôtre. » Désormais statufié, l’infortuné attends que nous le dépassions et reprend lentement sa descente vers le gros sac qu’il a abandonné plus bas. Max a une réflexion intéressante, que les médias devraient méditer : « avec le nombre d’imprudences que j’observe chaque jour dans mon métier, il n’y a en réalité que très peu d’accidents. »
Lorsque nous empruntons la benne pour regagner la Vallée, il est à peu près midi à l’heure du soleil, semblant accréditer la traduction (automatique) proposée par certains sites Web : « cable car of the needle of midday ».

3b a vista, 4a lavorato
Que dire pour conclure ? Que Max nous a permis de réussir une ascension dont nous nous souviendrons toujours avec bonheur ; qu’il exerce un beau métier, quoique difficile et exigeant ; et qu’il a mis à notre service dans une course peu difficile ses compétences prestigieuses – que nous ne découvrirons que plus tard en le « googlelisant ». Aussi reprendrais-je la formule précisant le niveau de Maxime Belleville sur un site italien : « niveau 7b à vue, 8a après travail » (7b a vista, 8a lavorato) en l’appliquant à Benoît et votre serviteur, « niveau 3b, 4a après travail dans la pointe Lachenal» . Après tout, seulement quatre petits degrés d'écart sur l’échelle des difficultés…

Traversée des pointes Lachenal, dans le massif du Mont-Blanc, par Benoît Rousseau et Jean-Luc Tafforeau (ci-dessus), sous la conduite du guide Maxime Belleville, le 6 août 2007.

Références
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